Event 11: Des loups et des hommes.

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On ne voyait plus que les lumières artificielles : celles du ciel s'étaient éteintes. La nuit était retombée, et avec elle, l'ambiance s'était glacée, comme suspendue entre deux onces de Temps. Dans le parc immense et froid, on était assailli par le doute, la peur, la faim, la fatigue. Ce qui avait si bien commencé virait au cauchemar. On avait d'abord cru que ce n'était qu'un feu de paille : les autorités du parc allaient réagir... Puis on avait fait une croix dessus. Certains résistaient encore, vaillamment, pensant que faire perdre du temps à l'ennemi était gage d'une sortie de secours, même éphémère. En réalité, illusoire à présent. Une bonne heure que les Rockets avaient refermé leur mâchoire sur les participants. Une bonne heure que chacune des personnes qui avaient eu le malheur de se trouver là se demandaient quand, enfin, quelqu'un allait se décider à les sortir de cet enfer d'uniformes noirs et de cadavres mort-vivants...

Au beau milieu de cette agitation qui gagnait en intensité chaque minute, Trente rongeait son frein, calculant avec de moins en moins de patience le peu de temps qu'il restait avant l'acte final. Un sanglot silencieux agitait son otage, maintenu conscient à grand peine par la poigne implacable d'une femme qui n'en était pas vraiment une. La nouvelle recrue se rendait compte du peu de fiabilité des agents engagés sur ce terrain pourtant balisé : ceux qui avaient étés chargés de récolter les Pokémon avaient parfois bien du mal à s'imposer, obligeant les plus violents à se déchaîner plus que raison. S'ils fallaient encore se faire une réputation, c'était chose faite. Impossible pour le moindre malfrat à la petite semaine d'espérer un casier vierge après un tel coup de grâce à la dignité humaine. Néanmoins, ces considérations ne touchaient pas les cerveaux de l'affaire, perdus corps et bien depuis des lustres. A force de vouloir ratisser large, la Team Rocket perdait en efficacité, et se retrouvait avec un menu fretin peu habitué à mettre en application des plans de haute volée. Trente en aurait presque regretté son choix : même les anciens gangs de motard ne lui avaient paru aussi peu futés... Pourtant, il allait falloir s'en contenter, et mener cette première opération à son terme : l'échec n'était pas permis. Trente se savait surveillée : son choix de victime pour l'exemple n'avait pas échappé aux superviseurs. Ce qui avait étonné l'ersatz d'animatrice, en revanche, c'était le silence et l'assentiment du groupe de tête. Bien qu'on lui ait volontiers confié une partie du plan, la liberté que Xolotl s'était octroyé aurait dû, à bien des égards, les inquiéter. Mais peut-être n'étaient-ils simplement pas assez avertis pour comprendre à quel point leur nouvel esclave avait tendance à s'émanciper.

Trente avait sous les yeux le fruit de son habile manipulation. L'élément perturbateur, buté comme un Grolem, apportait à la confusion générale tout ce qu'il fallait pour empêcher le groupe d'y voir clair - et ce, dans tous les sens du terme. L'androgyne n'avait pas manqué de remarquer, à la faveur des lumières criardes du parc, le teint blême et la rage folle qui s'était allumée dans les pupilles étrécies du garçon à la vue du sang. Depuis toujours, Trente avait adoré cela. Et encore, même alors qu'il-elle avait grandi, avait traversé l'adolescence comme une comète, s'était retrouvé-e adulte, n'avait en rien changé cette attirance malsaine et presque maniaque pour la souffrance d'autrui. Maintenant, le tableau était presque complet. A force de harcèlement physique et moral, confus, en démêlés avec autant d'évènements, pour beaucoup en état de choc, le public du concours ne ressemblait plus qu'à un troupeau affolé et hébété, dont le jeune gagnant n'émergeait plus qu'à peine, sa ligne de mire braquée sur Trente et ses lames désormais trempées dans le vermillon impie d'une âme innocente.

" Arrêtez ! "

Il devenait fou, de colère et de dégoût. Tout ce dont l'individu engoncé dans sa piètre et fade morale peut se voir affligé lorsqu'il fait face à la liberté dans sa plus large et indicible sauvagerie. Certains scientifiques s'étaient amusés à réaliser des simulations de systèmes intelligents - et ils en avaient fait des Pokémon. Le résultat de leur recherche ? Que lorsqu'une intelligence grandit, croit en puissance, alors elle développe invariablement des stratégies de plus en plus agressives et impitoyables pour gagner aux jeux qu'on lui présente. Et cette vie n'était qu'un jeu de plus à gagner.

Le gamin expédia un autre de ses Pokémon : un Rondoudou, dont la Berceuse était mondialement célèbre. La nouvelle recrue Rocket regarda avec une moue dubitative le manège du dresseur, jusqu'à ce que la boule rose bondisse vers lui, les joues gonflées d'air et le regard hargneux. La voix étrange du Pokémon éclata dans l'air nocturne, faisant grimacer les personnes alentours. Trente avait compris le danger au moment où la créature était apparue hors de sa sphère. D'une vélocité qu'on ne lui soupçonnait pas, Xolotl prit fermement appui sur le sol et fit tourner sa taille pour déployer sa jambe en un coup de pied fouetté qui fit claquer le pan de sa robe.

" Raaah... LA FERME !!! "

Le talon de l'escarpin vint s'écraser dans la face sans nez du Pokémon rose, qui déclamait déjà sa chanson avec des airs de diva. La chaussure de Trente s'envola avec Rondoudou à quelques mètres de là, fauchant un Rocket au passage. La ravisseuse se retrouva bancale, contrainte d'abandonner sans remord sa seconde chaussure pour retrouver ses aplombs. La berceuse du Rondoudou avait eu le temps de groguir quelque peu les malchanceux trop près pour , et Trente elle-même lutta contre une furieuse envie de bâiller. Elle fusilla le Pokémon rose du regard, avant de constater avec mauvaise humeur que son cadavre draconique avait une fois encore changé de cible, semant davantage la panique chez les civils, maintenant harcelés de toutes parts et incapable d'organiser un mouvement cohérent pour se défendre. Bah, se dit Trente en se concentrant à nouveau avec sa lucidité de joueuse d'échec, il est plutôt bon en diversion, ce gosse. Qu'il continue, qu'il continue. Mais pour cela, il fallait sans doute encore le provoquer : il devait avoir encore un nombre intéressant de Pokémon dans ses poches. L'ambitieuse recrue attendit une petite minute avant de faire signe à l'un des autres Rockets, qui s'approcha d'un air incertain. Xolotl se pencha vers lui avec un regard équivoque, faisant un rapide mouvement de la tête vers les silhouettes noires à l'air sévère qui attendaient dans l'ombre près de l'estrade où le Grahyena couvait la scène du regard, immobile.

" Tu sais ce qu'il te reste à faire, n'est-ce pas ?

- A faire ? Ah, ouais ! J'm'en charge ! "

L'homme hocha la tête avec un soudain éclair de lucidité, et quitta les abords du groupe pour galoper en direction du portail sud. Trente le suivit du regard une seconde, avant de se reporter de nouveau vers la cacophonie qui régnait dans les rangs des otages. Certains prenaient le parti du jeune blond, d'autre n'étaient pas du même avis, craignant la suite des évènements. Des craintes que la Rocket se fit un plaisir de concrétiser séant, alors que sa voix déformée crissait sur leur tête, comme le croassement sardonique d'un vilain corbeau :

" Ce n'est pas terminé. Je vois encore que certains n'ont pas contribué à la cagnotte commune ? Quel égoïsme. "

Clic-clac. Les lames du ciseau crissèrent de nouveau. Grégoire, qui avait noyé sa douleur dans ses larmes, sembla s'éveiller à nouveau, tremblant encore à la vue de l'instrument. Privé d'une grande partie de ses forces, fatigué et meurtri, il retrouva toute sa vigueur l'espace d'un instant en réalisant que l'autre allait encore une fois se déchaîner sur ce qu'il restait de sa minuscule main. Ses suppliques hurlées à pleins poumons furent une véritable piqûre de rappel à ceux qui avaient fini par se soucier davantage des Pokémons en train de se battre autour d'eux.

" Trois. L'heure tourne. Il sera bientôt tard. "

Et Trente de se replier toujours davantage vers le fond du parc, sans jamais tourner le dos à l'adversaire, guettant le retour inévitable du petit blond et de sa boule rose. Sans égard pour le sang qui tâchait à présent le bleu de sa robe, le bourreau entraînait sa victime à l'écart, en veillant à laisser bien visible les dégâts déjà causés. L'enfant sombrait doucement dans les brumes de l'inconscience, le regard braqué dans le brouillard de sable, là-bas, quelque part où les silhouettes indistinctes tentaient de se défaire de l'étreinte des geôliers. Personne ne viendrait le chercher... Il partait. Loin. Quelque part où cette folle ne pourrait plus lui faire de mal.

Jamais.