"Keep calm, and kill the people"

Etre libre, ce n'est pas pouvoir faire ce que l'on veut, mais c'est vouloir ce que l'on peut.
Jean-Paul Sartre


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L’appartement était encore plus miteux que sur les clichés de l'agence. Un exploit. Le papier peint élimé pendait le long des murs et la poussière se reflétait dans les quelques rayons qui filtraient du store à moitié déglingué. Trente fit un pas, et le parquet se manisfesta. Dehors, derrière les vitres salies par le temps, le volet claquait, faisant souffrir l'unique gond qui le maintenait en place. Les yeux de l'humain filèrent sur le responsable, irrités.

" Mag', ressoude ce battant ! Pas question de se faire emmerder par un grincement de volet. "

" +++. "

Le Pokémon flotta jusqu'à la fenêtre avec un grésillement intraduisible, en aucune langue. Il s'attela à sa tâche avec une docilité déconcertante. Pendant ce temps, l'humain envoyait valser son unique sac de voyage sur le canapé éventré qui tenait lieu de lit. Il n'avait pas pensé à un oreiller, et il n'y en avait pas de fourni. Avec une grimace d'exaspération, Trente fit tomber la porte du buffet d'un coup de pied. Cent pokédollars de loyer, c'était déjà beaucoup trop pour ce taudis, mais ça pourrait le faire. L'avantage étant que personne n'aurait l'idée de croire qu'un endroit pareil était habité. Donc, s'il prenait garde à ne pas faire filtrer la lumière par la fenêtre, il avait sa planque assurée pour un petit moment. Suffisamment pour faire ce qu'il avait prévu de faire.

"Tu pouvais mieux faire : va manoeuvrer ça maintenant ! C'est pas vraiment ce que je t'avais demandé."

" ++--+...--+ ?"

Le volet tient en place, désormais : le gond est littéralement soudé, si bien que le battant reste figé à trente degrés, baillant pour le reste de ses jours, jusqu'à ce qu'un coup de vent vienne vaincre le point de soudure improvisé du Magnéti.

" Si on récapitule, ce gros tas nous a dit qu'on trouverait de quoi faire cette nuit, sur la route 35, pas loin du Parc. Grabuge, nuit, parc. Pas le meilleur plan du siècle, mais ça devrait faire l'affaire."

Trente parlait autant à son Pokémon qu'à lui-même. Mag n'était pas du genre loquace, et lui non plus. Mais parler à voix haute avait certaines vertus, dont celle, Trente le pensait, de faire mieux réfléchir. Mag tournoyait dans la pièce en silence autour de son maître, désœuvré et peu intéressé par le mobilier. Trente jette un œil à la salle de bain, puis à la gazinière plantée contre le mur d'en face : on devrait trouver mieux pour les repas.


" Réveille-moi quand il fera noir, hein. Pas avant, Mag'. "

" +++. +-. "

" C'est ça. "

Xolotl fouilla dans son sac et en sortit une serviette, qu'il se jetta sur la tête avant de tomber sur le revêtement craquelé du canapé avec la ferme intention de dormir quelques heures.

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Doublonville se révélait être une ville agitée. Etait-ce à cause des récents évènements survenus de par le monde ? Beaucoup le pensaient. Mais en réalité, la capitale faisait partie de ces énormes cités qui ne dormaient jamais, et les  anciens un tant soit peu honnêtes pouvaient dire que Doublonville n'avait jamais été calme. Tout au plus, moins sujette aux délits de tous bords qu'elle ne semblait l'être aujourd'hui.

Il devait être vingt-et-une heure du soir lorsque Mag' réveilla son maître. Trente avait passé trois heures allongé-e de tout son long sur le vieux canapé, la bouche grande ouverte et les pieds pendant dans le vide - le meuble étant trop court, même pour son mètre soixante-dix. Trente n'avait pas spécialement bien dormi, dans une position pareille. Mais il n'en prit pas ombrage : après tout, personne ne l'avait forcé-e à louer ici. Cependant, son humeur, rarement guillerette, s'était d'autant plus dégradée que son dos n'avait pas apprécié l'assise de guingois. Par la fenêtre, on ne distinguait que le mur en vis à vis, et le halo de lumière dégagé à présent par le lampadaire le plus proche. La nuit était toujours une période entourée d'un folklore sombre, voire sinistre.

" Allez, en route. Je me demande bien ce que nos amis ont prévu pour le petit bizutage de ce soir. Pas toi Mag' ? J'espère que ce sera amusant. "

" +++ "

Debout devant le miroir fendu de sa salle de bain, Trente se peigna avec soin, ôta le peu de mascara qui décorait encore ses cils et fouilla son sac à la recherche d'un vieux jean et d'une écharpe. De mauvaise grâce, le Rocket lui avait filé un rendez-vous avec l'un de leurs agents en ville, quelque part dans un quartier éloigné, près des Souterrains. Trente comptait bien prendre ses précautions habituelles. Il était si facile de tendre un piège à un ingénu. Trente était tout sauf ingénu-e. Un génie, comme on l'avait si souvent qualifié par le passé : peut-être pas le genre de génie auquel tout le monde pensait cependant. Satisfait de son allure de jeune homme passe-partout, l'androgyne ramassa ses effets et laissa le sac plein dans un coin de la pièce. Mag' dans sa Pokéball, une veste sur le dos, quelques pokédollars, un couteau suisse et une carte plus tard, Trente quittait l'immeuble.

La nuit était fraîche, sans trop : juste assez pour distiller un fin brouillard dans les rues. L'humain marchait d'un bon pas, la Pokéball glissée dans la poche de son jean. Sa démarche souple et féline témoignait de son habitude à jouer de l'ambiguïté de sa personne. Mais aussi, d'une manière autrement plus officieuse, d'une longue habitude des courses et acrobaties auxquelles confinent la vie de hors la loi. On ne l'avait pas souvent coursé-e, mais il aurait été prétentieux de prétendre que sa vie mouvementé ne l'avait jamais contrainte à prendre ses jambes à son cou. Aussi futé pouvait-on être, le monde possédait trop d'inconnues pour qu'on en résolut si vite l'équation secrète ! Même si Trente n'appréciait pas prendre trop de risques, l'exaltation qu'ils procuraient tranchait avec la monotonie qu'il trouvait au reste de l'univers. On avait rien sans rien. Trente continua donc sa rêverie éveillée, occupé-e à échafauder patiemment des plans muets, tout en arpentant les rues désertes de Doublonville à la nuit tombée.

Jusqu'à ce qu'une ombre se profile sur le trottoir. Trente l'avait sentie venir avant même qu'il ne sorte de sa cachette : le traqueur de champignon du coin du bois. Le traditionnel "la bourse ou la vie" des bandits de jadis avaient été remplacé au fil du temps par des phrases bien moins élaborées. Mais l'intention restait la même : on tachait de se trouver une victime à l'allure d'innocent touriste perdu, de jeune dresseur maladroit ou encore de jeune fille en détresse, et on marchandait la non-violence. Trente ne marchandait pas avec les ombres des trottoirs, en revanche : non pas parce qu'elles ne l'intéressaient pas, mais parce qu'il-elle s'estimait d'un tout autre acabit.

" Désolé, j'ai un rendez-vous. "

L'homme empestait l'alcool, et d'autres choses moins agréables. Un Tadmorv n'aurait pas pu avoir meilleur parfum. Trente fronça le nez.

" Bah, ça peut bien attendre trois petites secondes, nan ? Allez, file-moi ton fric, et tu pourras y aller, à ton rendez-vous. "

Trente fit "non" de la tête, les mains glissées dans les poches et le regard presque désolé. Au fond, peut-être l'était-il un peu : la stupidité était si navrante qu'elle ne pouvait être que source de pitié.

" Incroyable ce que les gens peuvent être bêtes, parfois. "

Comme si qui que ce soit pouvait gentiment se laisser détrousser, uniquement pour être à l'heure !


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" T'en a mis du temps. Le soleil est couché depuis plus d'une heure."

Calé contre le mur, Trente ne daigna pas dévisager la fille en uniforme sombre, occuper à s'allumer une cigarette. Attitude typiquement masculine, face à la personne très féminine qui arrivait vers lui depuis le coin de la rue. L'oeil clair quitta le briquet pour s'attarder sur la silhouette avec une sorte d'amusement désabusé.

" J'aime bien prendre mon temps. " se contenta de répondre Trente, en exhalant la fumée avec désinvolture. Le visage de l'agent Rocket vira au cramoisis.

" Je peux savoir pour qui tu te prends, le bleu ?! Eteins-moi ça immédiatement, on est pas là pour prendre le thé ! On a de la route à faire et une mission à accomplir ! Si tu veux vraiment faire partie des nôtres, tu vas suer, c'est moi qui te le dis ! "

Trente se décolla du mur. Elle était à peine plus petite et lui arrivait au niveau des sourcils : pas bien grosse, plutôt bien faite, sanguine et affublée d'une voix criarde peu avenante. Pas vraiment le modèle de chef charismatique capable d'inspirer ses troupes. Trente devinait d'ailleurs que son grade était celui du rang, à voir sa tenue.

" Oh oui, maîtresse ! Comme vous voulez..."

Ses dents blanches et alignées luisaient dans l'obscurité grandissante du soir lorsqu'il disait cela à voix basse.

" Fais pas le malin avec moi. Et c'est Nadie, pour info. Agent Nadie. Capiche ? "

Sa voix était plus en colère, moins assurée. Nadie savait reconnaître un sourire de prédateur quand elle en voyait un, et la drôle de recrue qu'elle devait mener ce soir était beaucoup trop sûre d'elle à son goût. L'envie de lui en coller une bonne lui traversa la tête. Puis, son regard tomba sur les pieds de Trente, le bas de son pantalon, et la tâche sombre qui le décorait discrètement. Elle tiqua. L'autre n'avait pas bougé, figé en vol : était-ce du sang ? Non, en fait, ça pouvait bien être n'importe quoi. La sbire oublia ce qu'elle venait de voir, et fit un mouvement de tête pour indiquer le chemin.

" On y va. Ne me perds pas de vue, sinon je reviendrais pas te chercher. "