Clarification (Feat Trente)

La vie ne vaut rien. Mais rien ne vaut la vie.
André Malraux

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Rosalia. C'était écrit en gros et en rose, si bien que même un myope n'aurait pu rater une telle information. Trente renifla d'un air circonspect, son vieux sac jeté en travers de l'épaule, sa main libre fourrée dans une poche, comme à son habitude. Mag' dans sa Pokéball, il n'y avait rien pour laisser croire que le singulier personnage qui débarquait en ville avait à voir avec les troubles récents à quelques kilomètres de là. Et ce que Trente appréciait plus que tout, c'était cette atmosphère de paix propice à la légèreté de l'esprit : les gens ne pensaient à rien, ne regardaient rien, ne prêtaient attention à rien. Pas même à une main légère se glissant dans leurs poches pour y prendre portefeuilles ou petite monnaie ! Se faire pickpocket à la petite semaine avait quelque chose de presque dégradant pour le fugitif en goguette. Mais le complément de revenus substantiel lui faisait voir le côté pragmatique de la situation : il faudrait encore jouer des coudes un moment avant que son engagement chez les Rockets puisse lui procurer de quoi flâner dans les centre-villes huppés.

" Venez découvrir une ville de légende ? Y en a qui doute vraiment de rien. " soupira l'androgyne en dépassant l'écriteau d'un bon pas.

Le temps était aussi maussade que son humeur. Xolotl avait espéré que son adhésion à la Team Rocket lui permettrait d'avancer plus vite. Mais malheureusement, ce n'était pas le cas. Alors, l'ancien mafieux des îles redevenu anonyme prenait son mal en patience. Vêtu d'un simple pull à col roulé d'un noir d'encre, mal peigné et chaussé d'une paire de ballerines incongrues, Trente avait laissé tomber le rôle du jeune aux dents longues. Il-elle n'était pas ici en mission pour les Rockets, il-elle n'était pas non plus venu braquer une banque. En réalité, aujourd'hui, Trente n'avait pas trop su qui il-elle se devrait d'être. Et comme il-elle ne comptait pas faire grand chose d'autre que des repérages pour quelques prochaines missions, il-elle n'en avait rien à faire. Chacun devrait se faire sa propre opinion.

Trente entra donc dans Rosalia le plus normalement du monde, la ville elle-même ignorante du lourd passé de l'individu qui foulait si sereinement son sol. Au loin, la Tour Ferraille trônait au-dessus des toits avec orgueil, alors que sa jumelle, en piteux état, restait quasiment invisible. Après avoir patiemment arpenté les rues pour en mémoriser le plan, Trente tourna vers les Tours, le centre d'activité de la ville, pour prendre ses mesures et voir ce qui méritait d'être vu. On racontait tant et tant de choses sur ces Tours que démêler le vrai du faux était plus que fastidieux. Ajouté à cela une bonne dose de superstition locale et vous obteniez un mille feuille labyrinthique. Trente ne s'intéressait guère aux légendes. La rêverie n'avait aucun intérêt pour un être aussi désespérément pragmatique et froid. Néanmoins, s'il existait une probabilité que des Pokémon uniques et puissants habitent le coin, Trente s'en serait voulu à mort d'être passé-e à côté. Au pied de l'une des Tours, il dégota un restaurant qui ne payait pas de mine : aux alentours de midi, la trouvaille se justifiait pleinement. Lorsque l'humain poussa la porte, un carillon avertit le personnel de son arrivée, et il ne fallut pas une minute avant qu'un serveur en tablier vienne lui demander ce qu'il-elle désirait. Malaise palpable dans le regard du jeune serveur, et le sourire carnassier de Trente qui ne fit rien pour atténuer l'hésitation de son interlocuteur. Ce que les gens pouvaient être bêtes, oh oui...

" Euh... Excusez-moi, vous désirez ?

-Manger. C'est bien ce qu'on vient faire chez vous, non ?

-Bien entendu ! Je voulais dire, pour une personne ?

- Oui, j'ai oublié d'amener mon double avec moi, désolé. " Le tout sur un ton ouvertement sarcastique.

Le garçon bredouilla quelque chose, avant de donner l'une des tables près de la fenêtre. Elle ne disposait que d'une seule chaise, comme la plupart des tables alentours. Trente fut tenté-e de réclamer l'une des plus grandes au fond de la pièce, de celles de trois ou quatre places, juste histoire de s'amuser. Mais après réflexion, la moue du serveur suffisait bien assez à sa mesquinerie pour l'instant.

Trente allumait sa cigarette d'un geste machinal, faisant fi de l'écriteau accroché dans un coin, quand le carillon de la porte d'entrée sonna de nouveau. Une jeune femme brune entra à pas comptés, accompagnée d'un Pokémon étrange. Trente fronça les sourcils : il avait beau chercher dans la base de données qui lui tenait lieu de mémoire, il ne se souvenait pas d'avoir ni croisé, ni même étudié aucun Pokémon ressemblant à celui-ci. Il avait vaguement la forme d'un Mentali, mais c'était bien la seule chose qui le rapprochait d'une espèce connue. L'inconnue ne tarda pas à se laisser tomber sur la première chaise venue, à quelques pas de là. Elle paraissait perdue dans ses pensées, presque imperméable au monde autour. Trente la dévisagea sans pudeur du coin de l’œil, à la manière d'un Cornèbre perché sur un toit. Mais plus intéressant encore que la fille, c'était le Pokémon tapis à ses côtés, le poil sombre et rutilant, qui attirait l'attention.

" Joli chat. " dit Xolotl avec un demi-sourire en désignant le Pokémon d'un vague mouvement de la main au travers de la fumée. La femme semblait fatiguée et peu encline à discuter. Trente ajouta, en se reportant vers le ciel gris qui perçait par la baie vitrée du restaurant : " Jamais rien vu de semblable. Il doit être bien rare. Vous en avez, de la chance. "

Et en disant cela, Trente n'attendait pas vraiment de réponse. Il-elle scrutait l'animal du coin de l'oeil, le cerveau en ébullition. Voler une rareté pouvait rapporter gros. Très gros. Mais un vol dans un restaurant en plein jour était l'apanage des maîtres ou des idiots. Trente avait l'honnêteté de reconnaître qu'il-elle n'était ni l'un ni l'autre. La prudence et le calcul avant tout, et trop d'inconnues entraient dans cette danse pour qu'il-elle ne prenne le risque. Plus tard, sans doute. S'il s'avérait que le matou noir avait réellement de la valeur.

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Fascinant, la vitesse à laquelle Trente parvenait à se faire des amis. Ou pas. La vindicte de la jeune femme aurait piqué au vif bien du monde. Trente s'amusait, testait, jaugeait les réactions et ce qu'il-elle pouvait en tirer pour son bénéfice. En l’occurrence, la cible devait avoir son âge, ou à peine plus. Difficile d'avoir une idée précise, mais cela n'avait aucune sorte d'importance.

" Jolie cigarette. Vous n’avez pas lu le panneau ? " lui répondit l'intéressée, agressive.
Trente sourit largement, ravi-e de l'inimitié soudaine qu'il-elle venait de provoquer. Il-elle avait vu juste : la demoiselle n'était pas dans un bon jour. Prête à cuire. Une petite note de rire lui échappa. Tous les mêmes ! Que la vie devait être triste en compagnie de tels culs serrés ! Lorsqu'elle se tourna pour lui faire face, Xolotl vit une broche épinglée de travers sur son vêtement : un badge de police. Son œil clair sembla s'allumer d'une compréhension nouvelle. Comme si soudain, l'attitude revêche de la brune prenait tout son sens. Mais bien sûr ! La police en train de déjeuner à deux pas de sa propre table : Trente en aurait presque pleuré de rire s'il-elle avait pu. Son intérêt pour la frigide brunette n'en fut que plus grand, comme l'enfant cruel qu'il-elle était s'intéressant soudain à un tout nouveau jouet bien neuf.

" Quel panneau ? Celui vantant les légendes de la ville ? Oui je l'ai lu. Un peu surfait si vous voulez mon avis. Mais que voulez-vous, on ne peut pas leur reprocher de vouloir attirer les touristes... "

Trente avait répondu sur le même ton désinvolte et détaché, comme si personne ne lui avait jamais fait de remarque - exhalant une nouvelle volute par la même occasion. Le parfum entêtant du tabac se mêlait habilement à l'humidité suave qui précédait la pluie, aux restes d'effluves alimentaires qui émanaient de la cuisine. Le serveur revenait avec les cartes, qu'il distribuait doctement à toutes les tables.  Alors qu'il avançait vers eux, Trente prit une longue bouffée, d'un geste aux allures théâtrales, puis, toujours avec lenteur et délicatesse exagérée, vint écraser ce qu'il restait du mégot dans l'un des pots de fleur qui décorait le bas de la baie vitrée. Le jeune homme avait eu tout loisir d'observer le manège de son client, quand il parvint à la table de Xolotl et lui distribua l'une des dernières cartes.

Trente y jeta un regard rapide, puis la referma d'un coup sec et la tendit de nouveau au serveur, prenant une pose lascive sur le dossier. Intérieurement hilare en voyant le malheureux s'empourprer jusqu'aux oreilles, l'homme-femme lui susurra, reptilien-ne, les yeux dans les yeux, sur le ton d'une inavouable confidence :

" Un steak tartare, si vous avez. Bien froid. "

Trente jeta un regard en coin à la policière, tranchant comme une lame de rasoir, la tête toujours à moitié renversée au-dessus du dossier. Plus loin, un couple avait observé la scène, intrigué, puis une famille avec deux enfants - trop occupés à se chamailler pour comprendre de quoi il retournait. Le serveur s'était tourné vers la femme au chat noir, tachant de reprendre son impassibilité ébréchée.

" N-nous avons aussi les plats du jour si vous voulez... "

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Sourcil arqué, Trente vit la brune rire à sa réponse. Son chat, en revanche, n'avait pas l'air d'apprécier l'humour caustique de leur ambigu voisin de table. La jeune femme passa sa commande, avant de reporter son attention sur la table d'en face. L’œil céladon de Trente fit un bref aller-retour entre le Pokémon et sa propriétaire. Contre tout attente, elle prit les devants, d'une manière plutôt cavalière, en contraste avec la rigidité dont elle avait fait preuve quelques minutes auparavant.

" Je n’aime pas dîner seule, vous permettez ? Vous avez l’air d’avoir envie de parler. Je serais ravie d’écouter votre théorie sur les publicités mensongères. "

Vous permettez ? Une formule plutôt dangereuse... Les lèvres de Trente s'étirèrent à moitié. Son dos se redressa, puis ses bras vinrent se poser sur la nappe à carreaux, croisés, les mains à plat.

" Vous n'aimez pas dîner seule... Mais vous entrez seule dans un restaurant. Très logique. Une cigarette ? " Juste une touche de provocation teintée d'un charme joueur - une pique.

Derrière sa rhétorique parfaitement maîtrisée, Trente n'était pas dupe. Les flics passaient leur temps à tenter de glaner toute sorte de détails sur tout et tout le monde. Trente le savait. Conséquence directe du fait d'avoir passé la moitié de son existence à jouer au chat et à la souris avec eux. Xolotl attendit en silence que la policière ait ramené sa chaise. Le repas allait s'avérer bien plus intéressant que prévu. Même si la compagnie n'était pas - et de loin - son fort, l'androgyne n'allait pas se priver d'une si belle opportunité. Le jeu promettait d'être à la hauteur de ses ambitions.

" Les théories sont souvent longues et ennuyeuses à exposer. J'vais vous épargner celles concernant les femmes dînant seules, on les connaît déjà. Quant aux publicités mensongères, elles sont monnaies courantes, aujourd'hui. Tenez, concernant cette histoire de Pokémon légendaires ayant péris dans un incendie, et ressuscités le jour d'après : à croire que le maire lui-même y croit... "

Vue de près, l'agent n'avait pas l'air au mieux de sa forme. La fatigue perçait sa carapace de gardienne de la paix inflexible. La machine à calculer qu'était Trente observait tout cela avec minutie, l'air de rien. Mais le centre de son attention se situait loin des mèches brunes ou du décolleté bien sage : le chat noir continuait de regarder Xolotl avec méfiance. Il était d'autant plus impressionnant vu de près. Trente en était persuadé-e : un tel trophée serait du plus bel effet à son tableau de chasse ! Mais pour avoir l'animal, il fallait d'abord avoir la propriétaire. Un défi à la hauteur de son génie, sans doute possible... La jeune femme disait être seule. Trente voulait s'en assurer. Et si tel était le cas, se montrerait-elle aussi joueuse que maintenant ? La piste paraissait intéressante. Plus en tout cas que celle d'un meurtre de sang froid en plein jour. Les chats noirs étaient réputés pour porter malheur, mais tout de même. Trente se recula de nouveau contre son dossier, la tête renversée, jouant subtilement entre les codes tantôt masculins, tantôt féminins, amusé par les changements infimes d'attitudes que provoquaient ses revirements. Un pianiste jouant ses accords sur les pianos de ses semblables.

"  Vous prenez du vin ? Un rouge serait pas mal. Ils doivent bien en avoir de bons, ici. A moins que vous ne préfériez une eau minérale ? Le service, tout ça. "

Il-elle fit un geste vague de la main, une petite note de rire ironique dans la voix.

" Une femme dînant seule et zigzaguant dans la rue en sortant, c'est pas ce qu'il y a de mieux pour une réputation. "

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Il était une fois : une formule bateau et bien connotée qui pouvait faire prendre des vessies pour des lanternes. La suite importait peu. A vrai dire, plus cette suite était invraisemblable et romanesque, plus le touriste de base mordait à l’hameçon, rattrapé par son imagination débridée et son envie d'évasion face à un quotidien désespérément vide et inintéressant. Peut-être la demoiselle avait-elle finie elle aussi par tomber dans cette spirale de monotonie abrutissante, pour s'accrocher à cette conviction selon laquelle le pays des rêves était à portée de pancarte.

" Pourquoi ne pas croire à cette histoire ? Je veux bien que les maires amplifient quelque peu les légendes pour leur propre intérêt, mais rien de prouve qu’il n’y a pas une part de vrai là dedans.  "

Trente haussa les épaules : et après ? Pensait-elle vraiment tout ça ? Ou voulait-elle juste brasser du vent pour rompre la triste mélancolie d'un jour de pluie somme toute très banal ? Si les rouages complexes de la société ne l'avait pas fait venir ici aujourd'hui, pensa Trente, l'un d'eux se serait effectivement retrouvé seul à une table, avec un mur pour compagnon de bavardage. Ce qui d'ordinaire lui convenait parfaitement : les murs, au moins, donnaient l'illusion d'écouter et de comprendre toute la complexité de sa pensée. Ce dont la grande majorité des individus humains était tout à fait incapable.

" Pourquoi y croire ? Ce n'est pas parce qu'un collier brille qu'il est en or, si ? Ou alors vous êtes d'une naïveté à pleurer, si vous permettez. Les légendes sont faites pour faire rêver les mioches et faire raquer les parents. Rien d'autre. "

Fort était de constater que cela fonctionnait plutôt bien. Le tourisme restait une ressource très importante pour la majorité des villes de la région ! Qui aurait voulu venir s'enterrer dans un village paumé comme Acajou, s'il n'y avait pas eu un Lac Colère et une légende de Léviator Rouge assortie ? Personne de sensé !

" Après, je jette la pierre à personne : chacun son truc, après tout. Faut bien faire tourner l'économie de c'pays. "

Trente n'avait pas l'intention de guigner un poste d'économiste, même s'il aimait à garder intactes ses connaissances en la matière. On ne savait jamais de quoi demain était fait, et de quelles informations on pouvait avoir besoin pour faire telle ou telle chose. C'était bien tout ce qui intéressait Trente dans cette morne vie : le défi intellectuel. Même si pour l'heure, ses pensées se dirigeaient plus aisément vers une assiette remplie.

" Cela vous contrarie t-il tant les femmes seules ? Voila plusieurs fois que vous y faites allusion. "

Trente haussa les sourcils avec une perplexité exagérée. Drôle d'oiselle, la flic, en fin de compte. Pas plus mal : Trente s'imaginait mal devoir tenir la jambe à une empotée durant deux heures. Le peu de patience dont il disposait n'y aurait peut-être pas survécu. Par chance, il était peut-être tombé sur une exception qui confirmait la règle : les policiers étaient des gens ennuyeux plus sujet à la constipation qu'à toute sorte d'autres maux. En bref, des victimes toutes désignées pour un esprit mauvais en mal de sensations.

" Que j'y fais allusion ? Ahah, vous ne manquez pas d'air, pas vrai ? Allez, qui a cru bon de donner cette "petite précision" ? Vous ou moi ? Et quel rapport avec une éventuelle contrariété ? Je jurerai que vous souhaitez noyer le chien en l'accusant de la rage. On dirait que ça vous tourmente, cette histoire : bien pratique de faire passer la contrariété sur le compte d'autrui que d'assumer la sienne ? Hm ? Et après, on dira que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et ensuite que c'était juste une façon de parler, et que cette histoire de femme seule n'a striiictement rien à voir avec une quelconque forme de frustration mal refoulée, que je suis une abominable mauvaise langue qui ferait bien de se mêler de sa propre vie - ce que je fais déjà à merveille par ailleurs. Je connais le scénario par cœur. Je peux même vous jouer les deux rôles à la fois, si vous voulez, pour aller plus vite. "

Sentant peut-être que le fond de l'argumentaire allait tourner en rond, la jeune femme sortit subitement de la route, empruntant un sentier de secours, avec une sorte de reproche caché : celui du "ça fait une heure qu'on bavasse et je sais toujours pas comment t'appeler".

" Et sinon, vous avez un nom ? "

Énervée ? Trente n'en sut trop rien. En revanche, à la manière dont elle avait subitement changé de sujet, on devinait que le précédent n'était pas à son goût. L'androgyne fixa un instant les petits carreaux de la nappe comme un joueur d'échec ses pions. Comme si savoir son nom allait lui apporter quoi que ce soit. Sauf que Trente n'allait pas tomber dans le panneau pour si peu : même si la probabilité qu'une femme si jeune ait entendu parler de lui dans un pays aussi éloigné était très faible, elle n'était pas nulle.

" Oui. J'ai également un téléphone et une adresse. Mais de vous à moi, en quoi ça peut bien vous intéresser ? Je ne suis pas dupe au point de croire qu'un autre repas en ma compagnie vous ravirait... J'ai bon ? Ah, à moins que vous montrer aussi inquisitrice soit votre manière de me témoigner votre affection ? "

Et en parlant de repas, l’œil de Trente fut attiré par une silhouette arrivant des cuisines. Une serveuse, cette fois, chargée de plats qui pouvaient bien correspondre à leurs commandes. Trente se redressa sur sa chaise, ravi-e.

" Vous pouvez bien me donner le nom qui vous chante, même un joli nom d'oiseau si ça peut vous permettre de m'encadrer un peu mieux. Pour ma part, je vous en ai déjà choisi un : "Lafliquette Durestaurant". Comme ça on est quitte, hein ? Tiens, ça arrive. "

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Certains détails de la vie valait parfois le détour : Trente observa avec surprise l'assiette servie à la brunette. Depuis quand un serveur passait-il des plats vides ? C'était la meilleure... Mais il n'eut pas le temps de tergiversé plus que raison. D'abord, parce que son propre plat venait d'arriver - et qu'il faisait faim - mais également parce que, comme elle demeurait persuadée que Xolotl aimait papoter à la manière d'une mamie autour d'un bon rami, la fliquette donnait volontiers le change. Dommage qu'elle fasse preuve à ce point de mauvaise foi, pensait l'humain aux mèches blondes, elle aurait presque pu être à peu près supportable. Chose rare, en ce monde.

" Très bien, dans ce cas vous serez pour moi « trouble-paix ». "

Trente ne répondit rien, se contentant d'un air entendu. L'androgyne avait manqué de rétorquer que la seule trouble-quelque-chose ici, c'était bien elle. Mais à quoi bon ? Le contenu de son assiette lui paraissait soudain infiniment plus intéressant que cette pimbêche pince-sans-rire dont l'amour propre était aussi de traviole que son insigne. Pour ponctuer la fin de la remarque, Xolotl piqua dans la viande hachée d'un geste vif et sûr. Après deux bouchées à peine, il sembla que la jeune femme ne trouvait pas le repas à sens unique à son goût. Ou bien une envie intempestive la décida peut-être à se lever en déclarant d'un drôle d'air :

" Je reviens. Soyez sage. "

Trente aurait volontiers souhaiter pouvoir s'en étrangler de rire. Mais comment s'était-il/elle débrouillé-e pour se dégotter une énergumène pareille ? Mystère... Les concours de circonstances avaient bon dos. Le surveillait-on ? Peu probable : si tel avait été le cas, envoyer un si mauvais espion le rattraper dans un restaurant de Rosalia aurait été le plus mauvais plan jamais conçu par l'un de ses adversaires... Et Arceus savait si la liste des plans les plus mauvais était longue.

" Oui maman ! "

Il laissa s'échapper un léger ricanement quand la policière disparut à l'angle de la pièce. Ses yeux revinrent se poser sur le chat noir, resté planté aux pieds de la chaise. La créature n'avait pas l'air jouasse de se voir ainsi épiée.

" Tu en veux ? C'est délicieux. A moins que ta petite maman ne t'ai prévu un bon casse-croûte ? Ce serait la moindre des choses : on prévoit toujours un casse-croûte pour les sentinelles ! "

Xolotl venait de reconnaître un détail sur l'anatomie étrange du Pokémon : une gemme fichée au centre de son front. Un troisième œil : il devait donc s'agir d'un Pokémon de type Psy... Pouvait-il lire dans les pensées ? Trente pensait avoir eu tort de se méfier plus de la flic que de son chien-chat. Néanmoins, il n'avait jamais croisé de Pokémon Psy de ce genre, au pelage semblable à celui d'un Démolosse. Pour seule réponse au regard du chat, Trente lui lança, entre deux bouchées :

" Oh, pas la peine de me donner de ton mépris : j'en ai bien assez avec celui de ta maîtresse. En revanche, une chose m'intrigue : qu'est-ce que tu fais là à me surveiller alors qu'elle est seule là-bas ? S'il lui arrive quelque chose, tu fais quoi ? Tu vas continuer à me lorgner comme ça ? Pas super efficace, pour un Pokémon de choc. "

Et sur ce, il continua de manger. Maintenant qu'il n'y avait plus l'empêcheuse de tourner en rond pour lui rabâcher des âneries, Trente prenait un certain plaisir à se remplir sereinement la panse, après une demi-journée sans rien avaler. La quantité de nourriture n'étant cependant que fort modeste pour le prix, le plat fut rapidement terminé. Du coin de l'oeil, cependant, il avait continué à examiner minutieusement le Pokémon. La future recrue des Rockets en était à présent persuadée : ce Pokémon devait être un shiney ou un mutant, voire peut-être une toute nouvelle espèce. Un jackpot assuré. Pour sûr, la fliquette allait recevoir de la visite...

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Difficile d'émettre une vraie critique : pour une fois, Trente devait l'admettre, le repas, même aussi frugal, restait excellent. Sachant bien que le Pokémon ne pourrait lui répondre que par un regard - ou au mieux, un feulement courroucé -

" Et vous, vous faites quoi dans la vie ? "

Elle ne le lâcherait pas. Un morceau de viande en bouche, Trente eut presque envie de sourire. L'androgyne prit son temps pour répondre, mâchant son morceau avec amour, profitant des notes acides de la sauce qui accompagnait le tartare. Comme si le sujet l'intéressait véritablement. Oh, sans doute la vérité aurait valu le détour. Mais le principe était que lorsque l'on disait la stricte vérité, elle était si invraisemblable qu'elle n'attirait que le rire ou l'incrédulité.

" Dans la vie ? Disons, "ce que la vie fait de moi". C'est plus joli que "en recherche d'emploi", vous ne trouvez pas ? Moi je trouve. "

L'homme féminin lui adressa un regard amusé, et la femme masculine s'empressa de remettre l'une de ses mèches en place, avant d'enchaîner, tout en repiquant dans son assiette :

" Je me garde de vous retourner la question, ne m'en voulez pas. "

C'est écrit sur votre tête. Plus elle se forçait à essayer de trouver un sujet de conversation viable, et plus Trente la trouvait agaçante. Ce n'était tout de même pas sa faute si elle ne se nourrissait que de légumes froids. Quelle tristesse, quand on y pensait. Lorsque il-elle eut fini son plat, un instant, on put deviner une sorte d'inquiète réflexion derrière la lueur lunaire de ses iris.

" Mh. Il semblerait que ça se complique... Veuillez m'excuser, mais je crois que c'est à mon tour de vous quitter un petit moment. Problème digestif. " nota Trente à voix basse.

Avec une légère grimace, sans aucune précipitation, Xolotl se leva de sa chaise, et d'un pas tranquille, gagna le petit couloir au coin de la pièce, où une pancarte discrète indiquait "WC". Trente entra dans la pièce exiguë du fond et en verrouilla la porte, comme toute personne normale l'aurait fait - à moins d'espérer secrètement être suivie dans un endroit aussi intime. Sauf qu'il ne fut pas question de relever la lunette, mais au contraire d'abaisser le couvercle et d'y monter dessus. En silence, l'habitué-e des escapades rocambolesques examina minutieusement la petite fenêtre dont le battant était entrouvert. La vue était éloquente : on pouvait entrevoir les arrières-cuisines, le mur du bâtiment d'en face à moins de trois mètres et les pavés irréguliers de la déserte du restaurant. Le tout baignant dans des odeurs équivoques. Avec d'infinies précautions, Trente retira le battant de ses gonds et le déposa près des toilettes. Ce genre de vieilles fenêtres, très courantes et fort pratiques, étaient impossible à ouvrir depuis l'extérieur. On envisageait rarement quelles puissent l'être depuis l'intérieur...

Une jambe après l'autre, comme un chat passant par sa chatière, Trente Xolotl fondit littéralement au travers de la fenêtre des toilettes, pour glisser le long du mur jusque sur le pavé. Et d'un bond, disparu entre les toits de Rosalia sans demander son reste.

Elle lui en voudrait, sans aucun doute possible. Mais ce n'était pas comme s'il-elle lui avait donné un second rendez-vous ! Toutes les économies étaient bonnes à faire, tant qu'on ne pouvait pas chaparder un Pokémon pour la peine.

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Après dix minutes à attendre, le garçon se risqua jusqu'à la table où la demoiselle brune était restée seule à finir son repas. L'absence du binôme blond l'avait bien surpris, mais qui était-il pour se mêler des histoires des clients ? Il avait donc fait ce qu'il avait à faire :

" Voici l'addition, madame. Avec nos remerciements ! "

Un cordial sourire aux lèvres. Inutile d'espérer un pourboire...